Le gars de la rue St Jean

C’est mardi.  Il est seize heures et il fait –9C à Québec.  Je m’arrache avec difficulté du tabouret du comptoir de cuisine et de la transe de l’écriture de « Danser à Auroville ».  La source a surgi dans ma tête au petit matin et le flot coule librement.   C’est un plaisir de le sentir passer de ma tête au clavier, écrire un bout, le relire, c’est pas tout à fait ça, en défaire un bout, changer un mot, en rajouter, déplacer un point, reclasser un paragraphe …   Seigneur, je ne suis pas en train d’écrire : je suis en train de tisser ! Ou de peindre !

Mais voilà, tous les mardis, j’ai une répétition de chorale à seize heure trente.   La chorale, j’adore!  Mais il ne me faut pas oublier d’acheter deux pains St Séverin au Paingruel sur St Jean en passant.  Écrire ou chanter, telle est la question !  À la retraite, la vie est pleine de choix si difficiles! 

Il me reste 30 minutes.  En deux coups de pied, j’enfile mes snicks gris et bleu, j’attrape d’une main le manteau le plus chaud, le brun, de l’autre  main j’attrape ma tête qui danse encore à Auroville, sort en coup de vent, en oubliant que mes clés sont dans le manteau vert.   Je m’en rend compte une fraction de seconde avant que la  barrure automatique de la porte de l’entrée principale de la bâtisse fasse click : ouf, une chance que j’ai réussi à récupérer ma tête. Je la replace sur mes épaules, redescend à l’appart en courant, ouvre la porte, pas besoin d’ouvrir la coulissante du garde robe d’entrée, je l’ai pas fermée … comme d’habitude, j’attrape les clés, ressort, rejoint l’auto et démarre.

En remontant la rue Bourdages, je me demande si l’achat du pain ne me mettra pas en retard à la chorale : il m’en reste deux tranches.  En mettant mon clignotant pour embarquer sur l’autoroute, le côté droit de ma tête se pose toujours la question du pain, penchant fortement sur l’option du retard … tandis que le côté gauche analyse la circulation … et décide sans consultation de tous nous faire garder la ligne de droite – l’auto, le corps, le cartable de chansons et les deux côtés de tête -, imposant du coup le petit détour chez le boulanger, … avant la répétition! 

Fort, le côté gauche d’une tête quand tu le ramènes de l’Inde!  C’est lui qui me permettra dans les minutes qui vont suivre de vivre l’essentiel, qui est invisible pour les yeux de l’autre. 

J’achète mes deux pains : « Salut!  Comme d’habitude! » « Deux? »  Le gars a compris.   « Oui, et dans des sacs conservation! ».  C’est pas donné à 9,90$  mais son St Séverin, c’est le meilleur! 

Je paye et rembarque en vitesse dans le RAV4, reprend difficilement le trafic de fin de journée sur St Jean.  C’est la sortie des bureaux et côté droit avait raison, je vais être en retard!  

Je roule, passe devant la caisse pop, devant Chez Moisan, devant la Piazzetta et  le cimetière du parc St Mathew puis le trafic arrête au coin du restaurant le Veau d’or.   C’est toujours là que ça le bouchon se fait. Je suis dans la file qui attend la lumière de la cote d’Abraham, la salope, qui ne dure que le temps de faire passer 7 ou 8 autos à la fois, parce que plein d’autos tournent à gauche vers Charlesbourg et Côte de Beaupré, s’empilent presque les uns sur les autres au pied de la lumière suivante, rouge, et bloquent le passage.  Je compte une douzaine d’auto devant moi.  Deux paquets d’autos de 7-8, 16h22.  Il me reste 8 minutes, ça devrait aller.

Pour passer le temps, je regarde autour.  Devant le Veau d’or, mon regard est attiré par un gars : grand, cheveux longs, manteau long, propre, barbe, 25 ans?  Il a quelque chose de bizarre.  J’observe mieux.  Je ne vois pas un itinérant, ni un gars soul. Son visage parait plutôt surpris, impatient.  Il a une démarche bizarre, saccadée, comme si une jambe voulait aller d’un bord, l’autre de l’autre, le corps ailleurs.  Le groupe jambe-jambe-corps part d’un côté, revient, tourne un peu : un pantin.   Quelque chose bogue vraiment ce gars là et il a hâte que ça arrête. Il ne regarde pas les choses ou les gens autour de lui : le trouble ne vient pas d’en dehors, il vient d’en dedans.   Une peine d’amour, une frustration?  Du stock trop fort, acheté d’un inconnu : du poison!  Un mélange de tout ça ?

Il crache un coup et a un geste que je n’oublierai jamais, par deux fois : il rejette vers  l’arrière bras, épaules, tête.  Quelque chose ne va pas, ce n’est pas ça qui se passe : c’est plutôt le centre de son torse, au niveau du plexus solaire, qui est projeté brutalement par en avant, laissant épaules, bras et tête derrière sous la poussée!

Bi-bip !  La file devant moi repart et juste avant de lâcher le frein pour la suivre, une image éblouit simultanément les deux côtés de ma tête :

…  je vois l’âme de ce gars là qui n’en peut plus et qui tente de sortir de son corps en cassant la cage thoracique.  J’ai un frisson! 

En regardant dans le rétroviseur, j’arrive à poursuivre ma route en évitant un Jeep blanc pour traverser Dufferin avant que la lumière ne passe au rouge.

Par bonheur, le reste de la rue St Jean est vide.  J’arrive à temps à la répétition et mes retrouvailles avec mes amis et le chant prennent toute la place.

Je n’ai repensé au gars de la rue St jean qu’à mon réveil de ce matin du 11 février, 5h00.

Dans mon demi sommeil, l’image de la ruée de l’âme du gars se mêle au mouvement de marée des émotions qui depuis peu montent en moi à la fin d’une respiration profonde, d’une méditation, d’un oum. Il me secoue quelquefois par surprise d’un sanglot, comme si quelque chose voulait sortir, faire comme l’âme du gars de la rue St Jean, comme si quelque chose (je ne veux pas dire ni penser quelqu’un, ça m’énerve) voulait parler à travers moi.  À la différence du gars de la rue St Jean, je ne me sens pas malheureux, ni impatient : je ne me suis jamais senti aussi bien.

Accueillir ce qui veut sortir, je veux bien, mais je ne veux pas me faire dominer par ça.  Je me sentirais confortable avec l’idée que là n’est pas l’intention, que « la chose et moi » on a plutôt à apprendre l’un de l’autre … dans une approche du genre « Walk right in, sit right down, baby let your mind roll on »  des Rooftop singers.

Ça me plairait bien, l’idée qu’on pourrait démêler tout ça dans une bonne conversation franche …  d’homme à oum! 

Pierre Paul Racicot, Québec
11 février 2016

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