Appeler le soleil au milieu de la nuit : Etty Hillesum

 Cet article prend la suite d’un premier, Etty Hillesum : à force d’être. Je vous avais dit que je vous reviendrais à son sujet. Mon émotion était intarissable à la sortie d’Une vie bouleversée : son journal, puis ses lettres au camp de Westerbork.

Sa lecture intensive m’a tenu en haleine pour deux raisons en particulier. La première touche à sa contribution à ma propre quête de sens : page après page, manifester une telle compréhension de la dynamique de la vie !… On se demande sans cesse où elle a pris ça.

→   Bien sûr ses écrits mentionnent son héritage religieux juif — bien qu’elle ne l’ait pas pratiqué, outre son affection pour des auteurs comme Rilke ou son cheminement avec un adepte de Jung. Mais pour arriver à traverser les événements qu’elle nous raconte à 27-29 ans, il a fallu qu’elle apprenne de son vécu en accéléré et qu’elle développe une connivence intérieure peu commune avec le monde spirituel.
La seconde raison m’est plus personnelle encore, j’en dirai un mot.

Quelques données de contexte

Près de 6 millions de Juifs sont morts à la deuxième guerre mondiale : c’est 2/3 des Juifs d’Europe, et 40 % des Juifs de la planète, selon Wikipedia. La première expérience connue dans l’histoire d’un système industrialisé de l’horreur…

Je rappelle qu’Une vie bouleversée nous partage deux ans d’un journal intime né à l’air libre en Hollande, auquel s’ajoute un abondant courrier envoyé à partir de Westerbork également aux Pays-Bas : un camp de transition d’où partait chaque semaine un convoi d’un millier de personnes vers Auschwitz en Pologne. Elle en a pris le train en même temps que ses parents et l’un de ses frères deux ans plus tard, après en avoir eu la prémonition dans les jours précédants. J’aurais bien aimé savoir ce qu’elle a vécu durant les deux mois et demi qu’elle y a séjourné avant de mourir…

Entre Dualité de l’expérience et Unité de la vie

Mis à part le constat de notre Humanité passée maître dans l’art de se faire mal, ce qui a retenu surtout mon attention est que toutes ces brutalités ne sont pas arrivées à éteindre l’admiration d’Etty pour la beauté de la vie : elle va d’un pôle à l’autre avec la conviction que tous deux font autant partie d’une même réalité qui a son sens.
Un mois avant d’être coffrée à son tour dans ce train où elle a vu partir des centaines de gens qu’elle a elle-même accompagnés dans leur détresse, une de ses lettres a ce passage étonnant :

«On me dit parfois : ”Oui, tu vois toujours le bon côté des choses.” Quelle platitude ! Tout est parfaitement bon. Et en même temps parfaitement mauvais. Les deux faces des choses s’équilibrent, partout et toujours. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir me forcer à en voir le bon côté, tout est toujours parfaitement bon, tel quel. Toute situation, si déplorable soit-elle, est un absolu et réunit en soi le bon et le mauvais. (1)

Moi qui ai pris des années à me faire une idée sur ce qu’on appelle la Dualité dans notre expérience humaine, souvent plus proche de la survie que de la vie, pareille vision chez Etty Hillesum me renverse : j’aurais donné cher pour qu’elle me l’explique un peu… Comment a-t-elle bien pu en arriver à différencier ce que vit l’Humanité dans son parcours déchiré, et d’autre part la magnificence de la vie à laquelle elle s’accroche comme à une bouée de sauvetage ? — Comment sa seule expérience humaine bouleversée a-t-elle bien pu lui en donner l’intuition indéracinable ?…

Seule une pareille conscience d’unité de la vie pouvait, il me semble, la faire encore s’émouvoir devant un bouquet de fleur posé sur une table où on ne trouve plus à manger que son angoisse de partir dans un train à bestiaux, entourée de gens qui ont tout pour trouver que la vie n’a pas de sens. Seul pareil élargissement de son regard pouvait lui donner envie de croire à ce Dieu qui nous aurait créés « à son image et à sa ressemblance » — ce qu’elle appelle son fil conducteur — jusqu’à s’y connecter de l’intérieur au quotidien. Si bien qu’elle en arrive à définir Dieu comme « ce moi-même, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille » (2) — une vision que je trouve lumineuse : elle pourrait se concilier même avec le regard d’un athée…

Je suppose qu’elle a eu l’intuition que notre expérience humaine n’est qu’un grand rêve temporaire qui ne pourra jamais nous séparer de Dieu. Sinon, dans l’enfer qu’elle a traversé avec tant d’autres, comment pouvait-elle encore considérer la vie juste, refuser de juger les bourreaux comme elle s’y est refusée — bref se considérer aimée par la Vie et en sécurité quoi qu’il lui arrive ?…

Passer par l’intérieur pour croire en la beauté de la vie

Une piste de réponse à nos Comment… est sans doute sa vision que tout ce qui fait la valeur d’une vie humaine se passe à l’intérieur. Tout le reste, quand il est dénué de sens, ne peut apparaître que comme une mascarade de la vie. Ce quelque chose qui fait la vie doit bien avoir son adresse ailleurs…

C’est ce qu’elle partageait à Marie Tuinzing un mois avant d’être emportée par le train vers Auschwitz : « Ah! tu sais, quand on n’a pas en soi une force énorme, pour qui le monde extérieur n’est qu’une série d’incidents pittoresques incapables de rivaliser avec la grande splendeur (je ne trouve pas d’autre mot) qui est notre inépuisable trésor intérieur — alors on a tout lieu de sombrer, ici, dans le désespoir. » 
Elle donne alors l’exemple de mères, au camp de Westerbork, tellement dépassées par les pleurs de leurs enfants, leurs maladies et la pénurie de tout, qu’elles n’arrivent plus à éprouver de compassion pour d’autres enfants abandonnés après que leurs parents ont été déportés.

oiseaux, coucher de soleilDans son journal ou ses lettres, j’aurais plus vite fait de dénombrer les passages que j’ai laissés intacts plutôt que ceux soulignés !
Permettez-moi d’évoquer une dernière anecdote, sur l’aptitude d’Etty à s’émerveiller de la vie au travers du quotidien à Westerbork.
Parlant du peu de coin de ciel qui lui reste à pouvoir regarder à travers les planches disjointes de sa baraque et les barbelés, elle écrit : «… désormais j’essaie de vivre au-delà (…) des listes de convoi, et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes  » — ce qui soudain, écrit-elle, fait se sentir le cœur un peu moins lourd. (3)

Je suis resté sur ma faim sur un autre aspect. Etty m’a donné envie de mieux comprendre la trajectoire du peuple juif au travers des siècles, et le sens que sa communauté d’héritage religieux donne à son identité de peuple choisi. J’ai bien envie de rechercher quelques réponses de ce côté…

Une relation intérieure avec Etty

Je donnerais cher, donc, pour en apprendre davantage sur la vision qu’Etty Hillesum s’est faite de la grande horlogerie de la vie.
Toutefois, j’ai développé au fil de la lecture d’Une vie bouleversée  un réconfort qui compense pour le fait d’être resté sur ma faim. Je vous le partage ici sur la pointe du cœur : au fil de son témoignage, Etty est devenue une amie. J’ai eu l’irrésistible désir d’une communion intérieure avec elle, d’âme à âme, à mesure que j’avançais à la lire. J’en ai reçu la confirmation. Ça ne m’étonne pas que j’aie eu tant de mal à refermer son journal.
Si bien que ma lecture est devenue une sorte de dialogue, où je compte bien continuer à la questionner sur son chemin de quête du sens… Oui, Etty, tu fais désormais partie de mon réseau d’amis intérieurs.

Denis Breton

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(1) Lettre à Maria Tuinzing, Westerbork, 11 août 1943, p. 313.
(2) Préface à l’édition originale néerlandaise d’Une vie bouleversée, p. !V.
(3) Lettres de Westerbork, p. 296.

 

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