Entrecroiser l’humain et le divin

«La réflexion qui suit, partie d’un malaise face a l’image de la croix, débouche sur une vision inattendue, qui se connecte à un sens probablement inné dans le cœur de chaque être humain.
Et si la croix pouvait devenir un symbole qui rapproche les humains plutôt que de les diviser ?…»

À l’occasion du Vendredi saint, je suis heureux de reproduire ici un article rédigé par un passionné de quête de sens de longue date, Christophe Élie *, avec qui je me sens une particulière affinité.   — Denis Breton

→  Au cours d’un voyage en Israël, j’ai trouvé un porte-clefs d’une forme qui m’a séduit. Vous le voyez ici : une croix de bois stylisée, creuse au centre, offrant la silhouette d’un être transparent, qui vous accueille a bras ouverts. Ma réaction a été immédiate : «Là, je reconnais Jésus !…»

D’un coup, j’ai réalisé tout le chemin parcouru dans ma vision de la croix, depuis ces dimanches de ma petite enfance ou j’accompagnais mes parents a l’église, jusqu’a aujourd’hui ou j’essaie de dépoussiérer mes héritages et mes croyances. Peut-être aimerez-vous que je vous partage ma réflexion.

Un malaise

Je m’imagine un instant en compagnie de ma mère, devant la grande croix suspendue au mur dans l’église de sa paroisse, ou devant la petite croix accrochée au mur de sa cuisine, et je la questionne : «Que vois-tu dans ce signe ?…» Je l’entends déjà répondre, prenant des yeux tout étonnés : «Voyons ! C’est Notre Seigneur, c’est pour nous rappeler qu’il a été crucifié.  Es-tu en train de me dire que tu vois autre chose ?…»

Si ce n’était pas de la troubler dans sa foi vive, simple et enracinée dans des symboles stables, je lui dirais oui, ou en tout cas que je me questionne. Je lui dirais que je me sens perplexe devant la grande croix et son crucifié, dans nos églises : c’est comme si on vouait un culte à la souffrance, alors que ce que je retiens de l’Évangile de Jésus, c’est la bonne nouvelle de l’amour et de notre capacité à entrer en résurrection.

J’aimerais lui dire qu’aussi je me sens mal pour les gens qui ont une autre tradition religieuse. C’est comme si la croix, et du coup Jésus, avaient été monopolisés par une institution. Ce qui fait que les Bouddhistes ou les Musulmans, par exemple, ne pourraient pas se laisser séduire, eux aussi, par l’Homme de Galilée, sans se sentir infidèles a leur famille spirituelle. Le message du Christ, j’en suis convaincu, avait une portée universelle, il était pour tous les humains, quel que soit leur héritage religieux.
Et, récemment, un historien qui parlait des premiers Chrétiens est venu me confirmer dans cette vision : pour eux, Jésus n’était pas venu fonder une nouvelle religion, mais plutôt donner une nouvelle dimension à la vision des Juifs, leur faire franchir un nouveau pas de conscience. Lui qui a enseigné l’unité, pouvait-il chercher à mettre les familles religieuses l’une contre l’autre ? N’a-t-il pas sans cesse, au contraire, valorisé ce que chaque vision religieuse avait de vrai, pour l’amener plus loin encore ?

Et lui, qu’en dirait-il ?…

Comment Jésus réagirait-il aujourd’hui en entrant dans une de nos églises ? Il m’a fallu revenir au sens qu’il donnait à la croix. Bien avant d’être cloué sur l’une d’elles, il avait dit : «Celui qui veut venir à ma suite, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.» Il avait dit aussi «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.» Les gens qui l’écoutaient étaient habitués de voir des suppliciés en croix, ils n’avaient pas de mal à y voir un symbole de leurs souffrances personnelles.

Mais je crois comprendre que toujours Jésus utilisait ce symbole avec un sens de dépassement, et pas d’apitoiement.
Il me semble l’entendre nous dire : «Vos croix sont bien plus que des souffrances à endurer. Tels les inukshuks inuits, ce sont des guides. Elles indiquent une croisée de chemins, vous disent : ”Hé, réveille !” Tu as pris le fossé. Veux-tu  continuer comme ça à maudire ton sort ? Tourne la tête et regarde : un autre chemin existe, celui de te rapprocher de toi-même et des autres. Tu peux aussi en faire un ressort pour rebondir plus haut encore. Le choix t’appartient…»

J’ai repensé à mes propres croix : des situations m’ont fait très mal, et en même temps m’ont fait grandir. Combien de fois une tension avec quelqu’un, ou la gifle d’un événement avalé de travers, ont fini par me faire avancer : tantôt pour devenir plus responsable, tantôt plus a l’écoute, en tout cas toujours un peu plus proche de qui je suis au fond de moi. Non seulement mes croix m’ont fait me dépasser, mais elles m’ont même stimulé pour partager avec d’autres les clefs qu’elles m’ont fait découvrir.

Est-ce qu’il n’y a que les Chrétiens pour vivre ce genre de défi ?

Renouveler le symbole

Jésus nous a donc appris que la croix fait partie de la vie. Puis il nous a montré que le voyage ne s’arrête pas là, qu’il peut et qu’il doit déboucher sur plus de vie encore. Comme s’il avait dit «Ne faites pas de la croix un cul-de-sac. Faites-en une tour pour monter plus haut, pour voir plus loin…» Il n’a donc sûrement pas voulu que nous nous figions sur la crucifixion, qui nous dit, certes, à quel point il est allé au bout de l’amour. Le dernier chapitre de son histoire parle de résurrection, et c’est ça qui a changé le cours de l’histoire humaine. Allons-nous vouer un culte à un livre dont le dernier chapitre aurait été arraché ?…

Tandis que je jonglais la-dessus un soir d’hiver, j’ai vu deux branches d’arbre tombées sur la neige, l’une croisée sur l’autre. Dans cette croix inattendue, je voyais tout d’un coup réunies la verticale et l’horizontale de l’expérience humaine, une sorte de résumé dépouillé a l’extrême. La tige verticale me parlait de notre recherche jamais finie pour raccorder la terre et le ciel, en bas les nécessités pratiques de la vie, en haut ce qui pourrait leur donner sens. Dans la branche horizontale, je voyais nos bras qui s’étirent pour rejoindre d’autres humains à gauche et a droite, là aussi avec un défi : celui de nous relier aux autres humains tout en respectant qui nous sommes, avec ce qui nous fait unique.

Mes deux bouts de branche, croisés l’un sur l’autre, se mettaient à croiser leur symbolisme. Et là j’ai sursauté : tout d’un coup j’avais l’impression de toucher à quelque chose de vital dans l’enseignement de Jésus, que je n’avais jamais perçu a ce point. Je vais le dire ici dans mes mots : «Ne crois pas pouvoir te rapprocher de Dieu sans te préoccuper des humains. Ne crois pas pouvoir rendre des humains plus heureux sans nourrir aussi leur recherche d’un sens. La clef, c’est de croiser les deux, c’est de tout relier…» Par après j’ai retrouvé des phrases qu’il avait dites, par exemple : «Là ou deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20)  C’est comme s’il avait dit : Des humains qui se rapprochent entre eux font forcément des pas dans le divin.

Un message universel ?

L’émotion est montée. Il me semblait que je trouvais là le plus beau résumé de ce que le Christ voulait nous dire. Aujourd’hui encore, je n’ai pas de mal à le considérer comme le fil conducteur de toute une vie, de ma vie. Si c’est ça que peut symboliser la croix aujourd’hui, j’embarque. Et il me semble que bien des humains auraient envie d’embarquer eux aussi, peu importe s’ils sont chrétiens ou pas, sans avoir l’impression de trahir leur appartenance religieuse.

Dans cet instant lumineux, j’aurais aimé pouvoir me mettre à table avec un Bouddhiste, avec un Amérindien, un Musulman… et de les écouter sur le meilleur de leur vision de la vie, puis de voir si effectivement ce meilleur rejoint la vision que je viens d’attribuer à Jésus. Si c’est comme je pense, la rencontre déboucherait sur un grand silence, un instant sacré, ou chacun éprouverait la joie de faire cadeau de son plus bel héritage, en même temps qu’il découvrirait avec surprise à quel point cet héritage est ce qu’il a le plus en commun avec les autres autour de la table.

Merci Maman…

Dans cet instant, j’ai repensé a celle qui m’a initié au symbolisme de la croix quand j’étais tout petit. Je me suis imaginé en train de lui dire «Maman, tu as mis la croix dans mon bas de Noël. Ton respect, ta ténacité à la planter dans ton paysage ont marqué aussi le mien. Longtemps mal a l’aise avec la croix, je ne me doutais pas que je finirais par y voir un quatre-chemins de la tendresse. Si je peux aujourd’hui décoder son message, c’est sans doute à force de t’avoir vue le vivre, toi, depuis ma plus tendre enfance : qui mieux que toi m’a appris à croiser le spirituel et l’humain ? Et qui l’a fait avec autant de tendresse ?… Merci !»

Christophe Élie
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* L’article a paru il y a quelques années dans le Site Grandir, dédié à la croissance personnelle solidaire, principalement sous la signature de Christophe Élie.

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